Droits de l'homme | La défense de la dignité humaine

04 décembre 2008

Comprendre le travail des enfants : tendances, formes et causes

eJournal USA : L'abolition des pires formes du travail des enfants

 
Catherine, une petite Ivoirienne, porte un seau dans un camp de réfugiés
Les cicatrices de Catherine (une Ivoirienne âgée de 7 ans) proviennent d'un accident dans une cuisine dans laquelle elle travaillait.

M. Eric Edmonds est professeur d'économie à l'université Dartmouth et maître de recherche au « National Bureau of Economic Research », organisme de recherche privé et sans but lucratif des États-Unis. Il est l'auteur de nombreuses publications sur le thème du travail des enfants dans le monde et consultant auprès de divers organismes, dont la Banque mondiale, l'Organisation internationale du travail et l'Organisation de coopération et de développement économiques.

 

Les décideurs soucieux de mettre fin au travail des enfants doivent s'attaquer à la pauvreté, la plupart du temps la cause même du problème. Certes, l'exploitation des enfants par le travail est une réalité qu'il faut supprimer, mais les données révèlent qu'un enfant au travail ne fait souvent que seconder un parent et qu'il aide sa famille à subvenir à ses besoins. En outre, elles font ressortir une nette corrélation entre le recul de la pauvreté et la diminution du nombre d'enfants au travail, et elles donnent à penser que la main-d'œuvre enfantine est un phénomène principalement répandu dans les endroits où parents et enfants y sont pratiquement acculés et où les écoles bon marché font défaut. Dès lors, pour être efficace, toute politique visant à éradiquer ce fléau doit impérativement se concevoir dans le contexte de la stratégie globale de développement du pays et elle doit se demander si elle fait disparaître la nécessité du travail des enfants et ce que feront ces derniers lorsqu'ils ne seront plus employés.

Les images tragiques d'enfants enchaînés dans des usines, contraints à la prostitution ou embrigadés d'office dans l'armée de leur pays ne reflètent pas, heureusement, les conditions de la plupart des enfants qui travaillent dans le monde. En fait, la plupart d'entre eux s'affairent aux côtés de leurs parents, leur donnant un coup de main à la ferme ou dans l'entreprise familiale. En 2000, l'UNICEF a enquêté sur le travail des enfants dans 36 pays en développement. Les données recueillies portent sur plus de 120 millions d'enfants, âgés de 5 à 14 ans. Si près de 70 % d'entre eux étaient employés à une activité ou à une autre, ils étaient moins de 3 % à faire partie du marché du travail structuré. C'est l'agriculture qui était la plus grosse consommatrice d'emplois, comme c'est le cas la plupart du temps dans les pays les plus pauvres.

Dès lors, sans contester la réalité ni la gravité des horreurs du travail des enfants qui sont évoquées dans les journaux occidentaux, nous devons prendre soin de ne pas extrapoler et nous garder de penser que ces conditions s'appliquent aux garçonnets et aux fillettes qui contribuent à subvenir aux besoins de leur famille, ce qui est le cas classique de la main-d'œuvre enfantine.

LE TRAVAIL DES ENFANTS : UN ASPECT DE LA PAUVRETÉ

Dans les pays en développement, les parents pauvres se heurtent à une décision difficile. Les enfants peuvent apporter une contribution économique productive à leur famille en aidant celle-ci dans l'exploitation agricole ou l'entreprise familiales, en s'intégrant au marché officiel du travail ou en accomplissant des tâches ménagères pour leurs parents. C'est une façon pour eux de subvenir en partie à leurs propres besoins en matière de nourriture, de logement et d'habillement ainsi qu'à ceux de leurs frères et sœurs et d'autres membres de la famille. La famille doit mettre dans la balance, d'un côté, le besoin de la contribution économique de l'enfant et, de l'autre, son désir d'investir dans l'avenir de ce dernier dans l'espoir qu'il pourra briser le carcan de la pauvreté. Souvent, les écoles font défaut, ou alors elles sont de tellement piètre qualité que l'enfant n'a vraiment pas d'autre solution que de travailler. Mais même lorsqu'ils ont d'autres possibilités, parents et enfants doivent malheureusement se tourner vers la main-d'œuvre enfantine parce que l'absence d'une contribution économique aggraverait la pauvreté de la famille.

L'importance du rôle que jouent les enfants pour aider leur famille à faire face à une extrême pauvreté est incontestable à l'échelle nationale aussi bien que transnationale. Certains des exemples les plus convaincants s'observent au Vietnam, pays qui a réduit le travail des enfants de près de moitié en l'espace de cinq ans, pendant l'essor économique des années 1990. Pendant cette phase d'expansion, le gouvernement vietnamien a fait une enquête destinée à surveiller les activités des enfants dans plus de 4.000 foyers ainsi que les dépenses des ménages par habitant. Le graphique ci-dessous montre le pourcentage des enfants qui travaillaient au début de la phase d'essor économique (1993) et à la fin de cette phase (1998) en fonction des dépenses des ménages par habitant au début de la période d'expansion (et converties en dollars des États-Unis de 1998). Autrement dit, pour chaque point sur l'axe des dépenses par habitant en 1993, les taux d'activité économique représentés sont ceux des mêmes ménages en 1993 et en 1998.

Les données recueillies au Vietnam montrent que le travail des enfants a considérablement reculé entre 1993 et 1998. Ce phénomène était le plus frappant chez les ménages qui disposaient de moins de 400 dollars par an et par personne pour vivre, mais il ne se confinait pas aux ménages pauvres ou presque pauvres. En outre, la main-d'œuvre enfantine avait le plus diminué dans les familles qui se situaient aux alentours du seuil de pauvreté. En fait, une étude fondée sur ces données a constaté que le relèvement des dépenses par habitant pouvait expliquer 80 % du recul du travail des enfants dans les ménages qui étaient pauvres en 1993, mais qui ne l'étaient plus en 1998.

D'autres observations intéressantes se dégagent des données recueillies au Vietnam ; dans les ménages relativement aisés, par exemple, les variations mineures du niveau de vie sont restées relativement sans effet sur la main-d'œuvre enfantine. Le travail des enfants est un aboutissement important de la pauvreté, mais il n'est pas induit exclusivement par le besoin de revenus de la famille. Parents et enfants doivent évaluer la valeur du temps que l'enfant passerait à travailler à la lumière des autres activités qu'il pourrait entreprendre. Parfois, les autres occasions qui se présentent aux enfants ne sont pas suffisamment séduisantes pour que les familles renoncent à la contribution économique de ces derniers. Ceci dit, le recul rapide du travail des enfants vietnamiens, visible chaque année parmi les ménages se situant aux alentours du seuil de pauvreté, donne à penser que le besoin désespéré d'argent, né de la pauvreté, est un facteur qui n'a guère d'égal dans le raisonnement tenu par les familles pour déterminer la valeur du temps des occupations de leurs enfants. Qui plus est, dans le cas du Vietnam, la baisse du travail des enfants s'est accompagnée de la hausse du taux de scolarisation, en particulier dans le secondaire.

L'image qui se dégage du Vietnam n'est probablement pas unique à ce pays. De fait, des études récentes ont documenté des tendances similaires dans des pays aussi divers que le Pakistan et le Pérou. En outre, le tour d'horizon des pays révèle une situation analogue. Près des trois-quarts des variations transnationales en matière de main-d'œuvre enfantine peuvent s'expliquer rien que par les écarts de revenu. Les estimations du travail des enfants par pays en fonction du produit intérieur brut (PIB), faites par l'Organisation internationale du travail (OIT) en 2000, indiquent que ce phénomène est rare dans les pays plus riches que le Gabon, dont le PIB se chiffre à 8 400 dollars par an, alors qu'il est endémique dans les pays les plus pauvres du monde, tels la Tanzanie et l'Éthiopie. Comme on l'a vu au Vietnam, le revenu n'est pas le seul facteur qui influence la décision de faire travailler ses enfants. Le Népal est plus riche que la Tanzanie, mais d'après les estimations la part des enfants au travail dans le premier est près de trois fois celle des enfants au travail dans le second. Pour autant, le lien globalement solide entre le revenu et le travail des enfants porte à croire que le besoin de la contribution économique de l'enfant revêt probablement la plus haute importance.

LES AUTRES ASPECTS DE L'ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE DE L'ENFANT

L'examen de l'évolution de la main-d'œuvre enfantine en fonction de l'accroissement des échanges commerciaux des pays en développement fait ressortir certains des faits les plus intéressants concernant l'importance de la pauvreté et de la contribution de l'enfant au niveau de vie de sa famille. En règle générale, si elle coïncide avec la progression des revenus, l'augmentation des échanges commerciaux multiplie aussi les possibilités d'emploi pour les enfants. Pourtant, les observations tirées d'exemples propres à divers pays aussi bien que celles qui concernent les études transnationales ne laissent planer aucun doute : la multiplication des possibilités d'emploi encourage davantage d'enfants à travailler, mais la hausse du revenu familial a un effet largement compensatoire. Quand les gains qui découlent des échanges vont jusqu'à bénéficier aux plus démunis et que ces derniers voient leur revenu augmenter, ils utilisent ce surcroît d'argent pour sortir leurs enfants du monde du travail et, souvent, pour les inscrire à l'école.

Une petite Colombienne transporte des briques.
Une petite fille travaille dans une fabrique de briques en Colombie.

Parfois, d'autres aspects de l'environnement de l'enfant obligent ce dernier à travailler, quand bien même ses parents choisiraient de l'envoyer à l'école s'ils en avaient la possibilité. Quand elles n'ont pas accès au crédit, par exemple, les familles doivent tenir compte de leurs besoins à court terme plutôt que de viser leur intérêt à longue échéance. À cet égard, certains faits récents observés en Afrique du Sud sont révélateurs.

En milieu rural, les enfants noirs habitent souvent avec leur famille élargie, y compris leurs grands-parents. Le gouvernement sud-africain verse de généreuses allocations sociales aux personnes âgées de race noire. Une étude récente cherche à déterminer si le partage du temps d'activité de l'enfant entre le travail et l'école est influencé par la date du versement de ces allocations. Vu l'existence d'établissements de crédit, un ménage dans lequel le grand-père est sur le point de toucher les aides du gouvernement devrait décider de faire travailler l'enfant ou de l'inscrire à l'école comme le ferait le ménage dont le grand-père viendrait d'être payé. Quand on peut pleinement compter sur un revenu, la date à laquelle il sera versé ne devrait pas entrer en ligne de compte.

De fait, les données mettent en évidence le recul du travail des enfants et la diminution du nombre total d'heures de travail, ainsi que la forte augmentation du taux de scolarité, quand les ménages touchent les allocations entièrement prévisibles, puisque ce surcroît de revenu peut servir à payer les frais de scolarité et frais connexes. Autrement dit, même si les familles peuvent souscrire un prêt qui constituerait une avance sur les allocations, et donc envoyer leurs enfants à l'école, leur manque d'accès au crédit les oblige malgré elles à faire travailler ces derniers. Ainsi dans cet exemple pris en Afrique du Sud, le fait que les familles n'avaient pas les moyens d'envoyer leurs enfants à l'école semble avoir joué un rôle plus important que la contribution économique directe des enfants pour expliquer leur absence des bancs de l'école.

L'ÉVALUATION DES POSSIBILITÉS AUTRES QUE LE TRAVAIL

La première question qu'il convient de se poser dans toute discussion de la politique relative à la main-d'œuvre enfantine est la suivante : que vont faire les enfants s'ils ne travaillent pas ? L'image mentale que l'on se fait volontiers d'enfants occupés à étudier et à jouer tient de l'utopie. Ces clichés sont trompeurs.

Il faut se demander si les mesures destinées à mettre fin au travail des enfants auront aussi pour effet de supprimer le besoin qu'a la famille du revenu apporté par l'enfant. Beaucoup de mesures très prisées par le public visent à retirer les enfants de certains types d'occupation, mais si ces mesures ne tiennent pas politiques ne cherchent pas à comprendre pourquoi les enfants travaillent, les attaques contre un certain type d'emploi ou une industrie particulière ne serviront qu'à pousser les enfants vers des activités susceptibles d'être encore moins préférables, compte tenu des options qui sont les leurs en matière d'emploi.

Des anecdotes à foison nous rappellent le cas d'enfants qui ont dû quitter leur emploi dans le secteur de la confection de vêtements sous l'effet de la pression internationale, mais qui se sont retrouvés dans des carrières ou dans le circuit de la prostitution. En outre, si elles privent les enfants de certains débouchés, ces mesures politiques ont l'effet pervers de pousser un plus grand nombre d'entre eux à travailler, étant donné que beaucoup d'enfants doivent participer au financement de l'éducation de leurs frères et sœurs. Nous n'avons aucune idée de l'ampleur de ce phénomène. Dès lors, nous devons soigneusement examiner si nos actions éliminent le besoin qu'ont les enfants de travailler, ou si elles les poussent, sans le vouloir, vers des activités encore moins désirables et encore plus dangereuses.

Si une politique réussit à empêcher les enfants de travailler, que vont faire les enfants qui ne travailleront pas ? Ceux qui plaident la cause des enfants ont bon espoir, la plupart du temps, qu'ils iront à l'école. Toutefois, les enfants qui travaillent vivent souvent dans des endroits où l'infrastructure scolaire est de piètre qualité. Selon une étude récente faite en Inde en milieu rural, 67 % des écoles primaires n'ont pas le matériel pédagogique dont ont besoin les enseignants, 89 % ne sont pas équipées en sanitaires et 25 % des enseignants étaient absents alors qu'ils étaient censés enseigner. Les auteurs de cette même étude ont estimé que si tous les enfants indiens censés fréquenter une école primaire allaient en classe, on compterait 113 élèves en moyenne par classe. Autrement dit, avant de prendre des mesures pour retirer les enfants du monde du travail, nous devons nous assurer qu'ils ont quelque chose d'autre à faire.

Il peut être en effet très dangereux de réfléchir à la question du travail des enfants en dehors du contexte de la pauvreté qui est précisément à l'origine de ce phénomène. S'attaquer à la main-d'œuvre enfantine en limitant les possibilités d'emploi offertes aux enfants, c'est tout simplement risquer de punir les plus démunis pour le crime d'être pauvre.

LES POSSIBILITÉS D'ACTION

Que peut-on attendre de l'action des pouvoirs publics ? Au lieu de punir les enfants parce qu'ils travaillent, nous ferions mieux de récompenser les comportements que nous souhaitons encourager. À l'heure actuelle, de nombreux pays paient les élèves pour qu'ils aillent à l'école. Le Mexique a ainsi mis en place un programme de cette nature, « Progressa » (« Programa nacional de educacion, salud y alimentacion », remplacé aujourd'hui par « Oportunidades »), qui aide près de 5 millions de familles. Les élèves qui vont à l'école touchent une allocation, dont le montant augmente avec l'âge de l'enfant. Il faut voir dans les programmes de ce genre une action contre la main-d'œuvre enfantine parce qu'ils réussissent non seulement à réduire le retour à l'emploi, mais aussi à atténuer le besoin qu'a la famille de la contribution économique de l'enfant. Il va de soi que le versement d'allocations constitue un emploi peu judicieux des ressources si les écoles sont de mauvaise qualité, et c'est pourquoi il est important que ces initiatives s'inscrivent dans la stratégie globale de développement des pays.

Ceci dit, il serait grave de négliger la question du travail des enfants. Le fait de travailler à un jeune âge peut entraver la scolarité, compromettre la santé de l'enfant et son développement de l'enfant et influencer le type d'activités auxquelles il aura accès en grandissant. Dès lors, les ramifications de ce phénomène pour l'avenir de l'enfant risquent de dépasser largement le cadre des autres aspects de la pauvreté. En fait, l'exemple du Brésil apporte des preuves convaincantes du rôle important de la main- d'œuvre enfantine dans la transmission de la pauvreté d'une génération à l'autre.

En outre, même si la vaste majorité des enfants qui travaillent passent la plus grande partie de leur temps à seconder leurs parents, le fait est que d'autres sont traités en esclaves, contraints à la prostitution, embrigadés dans les forces armées et relégués à d'autres formes déplorables de la main-d'œuvre enfantine. Que feraient ces enfants s'ils ne travaillaient pas ? Dans ces situations, la question semble pratiquement dépourvue de pertinence. Malheureusement, les observations scientifiques portent rarement sur les causes de telles situations ou sur la façon dont les enfants se trouvent pris au piège.

Les données limitées dont on dispose proviennent d'entretiens avec des enfants qui vivent ces situations, mais il est difficile d'apprendre pourquoi les enfants sont impliqués dans le trafic des stupéfiants, par exemple, si on se contente de parler avec eux. Pour comprendre pourquoi les enfants se soumettent aux pires pratiques, nous devons savoir pourquoi d'autres enfants dans des circonstances analogues ne se prêtent pas à ce genre d'activités. De surcroît, on a consacré peu d'attention à l'évaluation officielle des divers moyens d'intervention qui pourraient aider à remettre les jeunes travailleurs les plus défavorisés sur la voie d'une enfance plus saine. De nos jours, on échafaude la politique envers les enfants embrigadés dans les pires formes de travail sans s'inquiéter du vide de connaissances qui existe et qu'il convient pourtant désespérément de combler.

Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent pas nécessairement les vues ni la politique du gouvernement des États-Unis.

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